Combien coûte vraiment l'interdiction des néonicotinoïdes ? Une analyse scientifique, économique et environnementale
En juillet 2025, la loi Duplomb réintroduit en France l’usage de l’acétamipride, un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, jusque-là soumis à de fortes restrictions du fait de ses effets sur la biodiversité.
Officiellement, il s’agit d’une réponse aux difficultés économiques d’une partie du monde agricole. L’argument avancé : maintenir son interdiction ferait perdre de l’argent aux agriculteurs.
Mais combien exactement ? Et à quel prix environnemental et sanitaire ? Nous avons mené l’enquête, chiffres à l’appui.
Quelles cultures sont concernées ?
Contrairement à certaines idées reçues, l'acétamipride n'est pas utilisé massivement sur les grandes cultures comme le blé ou le maïs. Les données montrent notamment que ces cultures n’ont pas connu de baisse de rendement depuis l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018. Leurs rendements restent stables et principalement corrélés aux conditions météorologiques.
- Le rendement du maïs grain était de 7,48 t/ha en 2017, et est resté stable autour de 7,3–7,5 t/ha entre 2018 et 2023.

- Pour le blé tendre, les rendements ont oscillé entre 5,6 et 5,8 t/ha sur la même période, sans tendance à la baisse post-interdiction.

Alors, analysons l'impact économique sur les cultures principalement concernées par l'acétamipride :
- Betteraves sucrières
- Noisettes
- Cerises
- Vergers à noyaux ou à pépins (pommes, poires)
- Colza (usage plus marginal)
Notre méthode de calcul
⚠️ Remarque méthodologique : les estimations économiques utilisées (exprimées en €/ha) proviennent principalement d'études portant sur l'ensemble des néonicotinoïdes, et non exclusivement sur l'acétamipride.
Non seulement les estimations se basent sur toutes les néonicotinoïdes mais en plus, ce dernier est uniquement utilisé en pulvérisation foliaire (et non en enrobage de semence), son efficacité peut donc être inférieure à d'autres molécules désormais interdites.
Les chiffres présentés ici doivent donc être interprétés comme une fourchette haute des pertes potentielles pour les agriculteurs.
Nous avons évalué le gain financier net qu’apporterait la réintroduction de l’acétamipride aux agriculteurs sur ces cultures, en croisant :
- Les surfaces agricoles concernées en France
- Les pertes de rendement observés ou estimés sans néonicotinoïdes
- Le prix du marché par culture
Nous avons volontairement exclu le blé, le maïs et d'autres cultures dont le rendement (Agreste, Arvalis) n'est pas impacté par l'interdiction de l'acétamipride.
Voici les pertes estimés par culture
Deux études qui modélisent les pertes
La première étude issue de 64 essais en France, Belgique et Pays‑Bas (2018–2023) compare les parcelles traitées ou non contre le virus de la jaunisse chez la betterave.
Elle rapporte une perte moyenne de 11 à 15 % de rendement dans les parcelles non protégées par les néonicotinoïdes, exposées au virus et aux pucerons .
Une deuxième étude actuarielle modélise l’impact du virus de la jaunisse sur les rendements de betterave “comme si” les néonicotinoïdes n’avaient jamais existé.
Elle aboutit à une perte moyenne globale de 10,2 %.
Dans notre cas, nous appliquerons l'hypothèse haute de 15% de perte sur les rendements français (sauf pour le colza dont les pertes semblent bien moins importantes).
Application des résultats :
- Betteraves : 380 000 ha × 75 t/ha × 50€/t × 15% = 214 M€
- Noisettes : 25 000 ha × 2 t/ha × 2 €/kg × 15% = 15m€
- Cerises : 10 000 ha × 10 t/ha × 2,5 €/kg × 15 % = 37,5 m€.
- Colza : 100 000 ha × 3,5 t/ha × 450 €/t × 5 % = 7m€.
- Vergers à pépins/noyaux : 50 000 ha × 25 t/ha × 0,5 €/kg × 15% = 95 m€.
Le total de perte estimé est donc 352 millions d'euros par an
1. Il y a 380 000 hectare de production de betteraves sucrières (source : Agreste 2024)
2. Le rendement est d'environ 75 tonnes / hectare
3. Le prix de vente moyen est d'environ 50€ / tonnes (source : ARTB)
4. On prend l'hypothèse d'une perte de 15%
👉 Cela donne 380 000 x 75 x 50 x 15% = 214 millions.
Ce sont donc des hypothèses hautes pour 2 raisons :
1. Comme expliqué précédemment, ces estimations sont faîtes sur la base d'étude sur l'ensemble des néonicotinoïdes (et pas seulement de l'acétamipride).
2. De plus, nous avons délibérément choisi la fourchette haute des études précédemment présentées.
Par Français : un coût de 5.3 € par an
Rapporté aux 67 millions de Français, ce gain représente :
- 352 M€ / 67 M de personnes = ~5,3 €/an, soit environ 44 centimes par mois.
Un écart infime à l'échelle des finances publiques.
Pourrait-on compenser ce "manque à gagner" autrement ?
Ce que montre ce calcul, c’est que le débat sur l’acétamipride ne relève pas d’une contrainte budgétaire absolue, mais bien d’un choix d’allocation des ressources publiques. Le montant estimé de 352 M€ pourrait être couvert par une baisse symbolique de moins de 0,7 % d’un seul poste budgétaire comme celui de la Défense.
Le budget de la défense française est de 50 milliards d’euros par an. Une baisse de seulement 0.7 % de ce budget suffirait à compenser l’intégralité du gain agricole que représente l’acétamipride.
Autrement dit, il s’agit d’un choix politique, non d’une fatalité économique.
Les effets secondaires oubliés : environnement et santé
Les gains économiques sont faibles, mais les effets collatéraux potentiels sont, eux, majeurs :
Biodiversité
- Stress oxydatif dans le cerveau des abeilles (Nature, 2024)
- Baisse de la reproduction des bourdons (PMC, 2021)
- Déséquilibres écologiques dans les sols (collemboles, acariens) (ScienceDirect, 2024)
- Contamination des milieux aquatiques (Anses, 2023)
Les effets de l’acétamipride sur la biodiversité sont aujourd’hui bien documentés dans la littérature scientifique. Même si cette molécule est réputée moins persistante que d’autres néonicotinoïdes interdits, elle reste toxique pour les pollinisateurs, les invertébrés du sol et les organismes aquatiques. Les études convergent sur le fait que ces effets se manifestent à des doses bien inférieures aux seuils d’usage agricole. Autrement dit, les impacts écologiques de l’acétamipride ne relèvent plus de l’hypothèse mais d’une réalité observée, qui justifie pleinement l’application du principe de précaution pour protéger les équilibres biologiques.
Santé humaine
- Effets subchroniques sur le système nerveux et hormonal
- Stress oxydatif, inflammation cellulaire (EFSA, 2022)
- Risques pour les travailleurs agricoles en cas d’exposition chronique (EPA, 2002)
À ce jour, les études disponibles sur l’acétamipride ne permettent pas d’affirmer de manière formelle un danger direct pour la santé humaine à faibles doses.
Toutefois, plusieurs recherches sur les modèles animaux mettent en évidence des corrélations avec des perturbations neurologiques, du stress oxydatif ou des effets endocriniens. L’EFSA et l’EPA soulignent que des évaluations complémentaires sont nécessaires.
Dans ce contexte d’incertitude scientifique, le principe de précaution pourrait justifier le maintien de l’interdiction, en attendant de mieux caractériser les effets potentiels à long terme de l’exposition chronique, notamment pour les agriculteurs, les riverains ou les enfants. La prudence s’impose d’autant plus que certains impacts pourraient être invisibles à court terme, mais irréversibles.
Parole d'agriculteurs : une demande claire du terrain
Une enquête menée par Bobine, qui a consulté plus de 100 agriculteurs (maraîchers, apiculteurs, éleveurs…) révèle qu’aucun n’a exprimé le besoin urgent de réintroduire des pesticides néonicotinoïdes comme l’acétamipride. Leurs priorités sont clairement ailleurs :
“Pas un seul ne nous a parlé d’un besoin urgent de réintroduire des pesticides tueurs d’abeilles… Ce qu’ils réclament ? Une juste rémunération, une meilleure répartition des aides, plus de soutien à l’agriculture biologique…”
(source LinkedIn – François Piccione)
Conclusion : un arbitrage politique, pas scientifique
Les estimations présentées ici (352 millions d'€) s’appuient sur des hypothèses hautes issues d’études portant sur l’ensemble des néonicotinoïdes.
À ce jour, aucun chiffre fiable ne permet d’isoler les gains spécifiquement liés à l’acétamipride, dont l’efficacité reste inférieure aux molécules enrobées interdites.
Son interdiction représente un coût modeste, environ 24 centimes par mois et par Français, mais pourrait permettre d’éviter des impacts environnementaux lourds, durables et systémiques.
Nous pourrions d'ailleurs décider de le voir comme un investissement à long terme dans la pollinisation, la fertilité des sols, et la santé des écosystèmes agricoles.
Cette interdiction peut aussi devenir un levier d’innovation : des solutions comme les parfums végétaux développés par AkiNaO montrent qu’il est possible de protéger les cultures sans nuire au vivant. En maintenant l’interdiction, la France peut prendre de l’avance technologique et faire émerger des champions industriels de la transition agricole.
Au fond, l’enjeu n’est pas économique. Il est politique. Ce n’est pas une question de coût, mais de choix.